“La Banque de France ne peut pas et n’entend pas rester spectatrice des grandes mutations technologiques et sociétales”

Cap Digital
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10 min readOct 6, 2022

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Le 13 septembre dernier, nous avons organisé pour nos adhérents une matinée au Lab de la Banque de France, afin de rencontrer l’équipe innovation de la banque centrale et mieux comprendre le vaste mouvement de transformation opéré en interne depuis plusieurs années. L’occasion d’échanger avec Olivier Lantran, le responsable de l’innovation de la Banque de France.

Olivier Lantran, Responsable de l’innovation de la Banque de France

Pouvez-vous vous présenter et nous évoquer votre parcours ?

Je viens d’une formation et d’un parcours très tech : j’aime dire que je suis tombé dans l’informatique quand j’étais petit. “Geek” bien avant que cela ne soit à la mode, je me suis systématiquement projeté dans des activités très en lien avec l’innovation technologique : que ce soit en tant que consultant en « nouvelles technologies », ou en pilotant des projets de modernisation des systèmes d’information, à la Société Générale notamment.

Je travaille à la Banque de France depuis 10 ans maintenant, et cela fait 5 ans que je suis engagé dans les missions de transformation digitale de l’institution. Co-créateur de notre dispositif de formation et d’acculturation au digital au sein de l’Université Banque de France, mon objectif est avant tout de privilégier les approches technologiques centrées utilisateurs et plus largement centrées sur l’humain. C’est cette réconciliation entre apports technologiques, attentes et cas d’usage concrets de nos collaborateurs, que je cherche à incarner (avec l’appui d’équipes formidables !) dans notre centre d’innovation « Le Lab ».

Pour beaucoup de Français·e·s, la Banque de France est la banque centrale qui émet les billets de banque et veille sur les réserves d’or de l’Etat ; mais ses missions sont bien plus vastes, non ?

Je vous confirme que les missions de la Banque de France sont en effet très étendues et variées. Nous avons pu le constater pendant la pandémie où la Banque s’est mobilisée pour soutenir l’économie et préserver la solidité des banques dans cette période exceptionnelle. Sur le soutien à l’économie, on peut notamment citer les missions de cotation — opération par laquelle un titre financier entre sur le marché boursier des entreprises et PME par la Banque.

La Banque évolue aussi pour répondre aux attentes de nos concitoyens et de l’économie. C’est pourquoi elle assume désormais de nouvelles missions : la lutte contre le changement climatique ; la digitalisation des moyens de paiements et des actifs — avec notamment les travaux intenses sur la Monnaie numérique de banque centrale (MNBC), et l’éducation financière et économique des publics — dont la Banque est opérateur national depuis 2016.

Quelle place occupe l’innovation dans une telle institution ?

Une place stratégique ! Le Gouverneur a rappelé, dans le cadre de la stratégie d’entreprise de la Banque « Construire Ensemble 2024 », que la Banque avait les mêmes ambitions en matière d’innovation que de lutte contre le changement climatique. Dans ce contexte, avec Valérie Fasquelle, qui est à la fois directrice générale adjointe au système d’information et « sponsor innovation », nous construisons une feuille de route spécifique avec toutes les directions générales de la Banque. Notre objectif est d’aborder l’innovation de manière très concrète et en partant des besoins de nos métiers.

C’est surtout l’ADN de notre Lab — que nous avons créé pour identifier les voies d’innovation et faciliter leur mise en œuvre en expérimentant sur des cas d’usage métiers et en lien avec nos écosystèmes.

Dans cette optique, quels sont les 3 grands sujets d’étude de la Banque de France en termes d’innovation sur la période 2022–2023 ?

Nos sujets prioritaires au Lab sont en ligne avec les principaux domaines d’activités de la Banque : évidemment la finance et les paiements, la supervision, les études économiques et nos relations avec les acteurs clé de ces domaines.

Quel bilan tirez-vous du Lab Banque de France, depuis son inauguration en 2017 ?

Un bilan positif car il s’agit d’un des tout premiers accélérateurs d’innovation mis en place par une banque centrale avec des réalisations qui ont transformé nos méthodes de travail, mais surtout qui ont contribué à nos missions.

La Banque de France ne peut pas et n’entend pas rester spectatrice des grandes mutations technologiques et sociétales, c’est pourquoi le Lab a été créé pour capter les innovations et les concrétiser.

Pour être encore plus précis, j’aimerais vous partager quelques réalisations récentes du Lab :

Blockchain : les équipes du Lab ont apporté leur expertise et compétences dans le cadre des expérimentations de Monnaie numérique de banque centrale (MNBC) dans le contexte interbancaire mais aussi dans les travaux sur la monnaie numérique de détail. Je vais y revenir.

IA & DataScience : le Lab a soutenu l’expérimentation, et la mise en œuvre de plusieurs cas d’usage. Par exemple, avec notre Direction générale de la stabilité financière et des opérations (DGSO), nos data scientists ont développé un algorithme basé sur l’intelligence artificielle, permettant de détecter de façon automatique des fraudes sur les transactions du Trésor. Ou encore les travaux menés avec notre Direction des Entreprises : nous avons développé des algorithmes permettant d’analyser les risques de défaut des entreprises avec une technologie basée sur le Machine Learning. Cette solution permettra d’aider nos analystes financiers dans leurs travaux de scoring des entreprises. Un troisième exemple : l’expérimentation menée au Lab avec notre Direction générale des statistiques et des études internationales sur le recours aux données satellitaires pour compléter nos études économiques dans les territoires en identifiant les types de construction.

La dynamique collaborative et d’ouverture vers tous les acteurs de l’innovation semble centrale dans votre culture et votre stratégie de transformation : comment s’incarne-t-elle concrètement dans les projets que vous menez ?

Notre plan stratégique « Construire Ensemble 2024 » donne une nouvelle impulsion au Lab qui sera encore plus dynamique avec nos métiers, encore plus ouvert sur l’extérieur, et avec davantage de liens avec le monde académique et économique.

Dans sa fonction de catalyseur des expérimentations de la Banque, le Lab va renforcer son impulsion pour stimuler les démarches d’innovation. Nous souhaitons renforcer notre collaboration avec l’écosystème de plusieurs manières.

Tout d’abord, en multipliant les occasions d’échanger comme c’est le cas lors de cette rencontre avec les adhérents de Cap Digital, mais aussi au cours de hackathons, techsprints, appels à projets proposés par le Lab. Dans cette optique, un appel à contributions vient de se clôturer pour digitaliser la gestion de l’authentification des établissements de crédit à la Banque de France et qui s’adresse aux entreprises innovantes, start-ups, PME. L’enjeu est aujourd’hui de faire de la digitalisation un levier de simplification de processus qui sont aujourd’hui lourds à mettre en œuvre.

Nous souhaitons également développer les interactions avec les entités de recherches, les écoles et les universités, les incubateurs et les laboratoires. Nous entretenons par exemple un lien étroit avec des pôles d’excellence en matière de recherche économique (Toulouse School of Economics, Ecole d’Économie de Paris, Sciences Po) et participons à des projets de recherche à travers des partenariats en particulier dans les domaines de la donnée et de l’IA (Université Paris-Saclay, Telecom ParisTech, Institut Louis Bachelier). Nous souhaitons contribuer à ces espaces de discussion sur des questions aussi diverses que les technologies blockchain ou la cybersécurité. Sur ce dernier sujet, je vous informe que la Banque de France fait partie de Cybercampus qui est le centre d’excellence français en matière de cyber sécurité.

À cela s’ajoute, le fait que le Lab anime une communauté d’étudiants « Les Inco’Lab » en organisant des ateliers sur des sujets innovants — par exemple sur l’euro numérique ou encore sur les enjeux de la sobriété numérique.

Pour terminer, nous prenons aussi part à des actions de coopération internationale sur les sujets d’innovation — en particulier du fait de l’installation à Paris du centre Eurosystème du Hub de l’innovation de la Banque des Règlements Internationaux.

Avez-vous un exemple concret de collaboration réussie avec d’autres acteurs de l’écosystème français à nous partager ?

En lien avec l’écosystème, nous avons en effet développé une solution blockchain « Made in BDF » qui a été utilisée par plusieurs partenaires institutionnels et bancaires (SG, Euroclear, HSBC) dans le cadre des expérimentations sur la MNBC « de gros ».

Cette solution permet très concrètement de :

● tokeniser et gérer une MNBC (émission, transfert et destruction de tokens Euro)

● émettre et transférer des titres sur le marché primaire, les négocier sur le marché secondaire et procéder au paiement de coupon ;

● exécuter un processus de règlement-livraison consistant en la livraison de titres à l’acheteur contre leur paiement en MNBC au vendeur. Le processus s’exécute de manière distribuée, décentralisée et atomique ;

● réaliser des paiements transfrontières avec un échange de devise.

Ces avancées sont des signaux forts vis-à-vis de la Place pour montrer que nous maîtrisons la technologie blockchain et que celle-ci constitue un levier d’innovation pour des infrastructures financières qui pourraient être progressivement transformées par la finance décentralisée.

Pourquoi avoir souhaité rejoindre Cap Digital ? Quels sont les projets à venir susceptibles d’intéresser nos adhérents ?

Nous avons rejoint Cap Digital depuis un an comme adhérent. Cette démarche s’inscrit dans notre ambition d’aller au contact des acteurs innovants privés comme publics et Cap Digital est un réseau bien identifié. Ce vivier d’expertise et de rencontres est très précieux pour les projets de collaboration que nous souhaitons développer avec le Lab.

D’une certaine manière, les projets les plus susceptibles d’intéresser les adhérents de Cap Digital sont ceux qui restent à construire : on peut imaginer des choses très stimulantes à la fois sur le fond — par exemple sur des enjeux tels que la cybersécurité ou l’IA responsable — que sur la forme — techsprint, hackathon ou autres challenges.

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La banque de France est une véritable usine à données et dispose d’ailleurs de son propre Data Lake pour entraîner vos algorithmes ; quels sont les défis que vous rencontrez sur ce sujet « data » ?

Tout d’abord, nous gérons une grande quantité de données à la Banque, et avec l’IA, nous pouvons mieux exploiter, mieux faire parler ces données. Une première étape est de mieux connaître et organiser nos données. C’est le projet de Data-Plateforme qui vise à constituer nos gisements de données et à permettre le partage de ces données au sein de la Banque. Les premiers services seront opérationnels à la fin de cette année.

Il y a également toutes les technologies d’analyse de ces données, dont l’IA, qui permet de renforcer nos capacités d’anticipation, d’analyse de risques. Nous avons développé des compétences, à la DGSI et dans les métiers, pour développer nos algorithmes d’IA et les intégrer dans le Système d’Information de la Banque

Nous faisons connaître le potentiel de ces technologies par exemple via l’école de la Donnée, et nous avons organisé en février dernier un mois de l’IA avec l’appui du Lab, où nous avons pu mesurer l’intérêt de nombreux agents de la Banque pour cette technologie.

Je voudrais aussi souligner que la Direction Générale du Système d’information (DGSI) et toute la Banque de France s’inscrit dans une démarche d’IA responsable. C’est-à-dire que nous faisons en sorte de développer l’explicabilité des algorithmes, pour éviter les effets de « boîtes noires », et nous avons signé en juin 2021 la charte internationale pour une IA inclusive qui permet de sensibiliser les utilisateurs, concepteurs et fournisseurs aux risques de biais et de lutter contre les discriminations.

A l’heure de la crise climatique, nous entendons aussi beaucoup parler de finance durable, d’investissement responsable etc. Dans cette transition vers une économie bas carbone, quel rôle doit jouer le secteur financier et quelle place est donnée à l’innovation et à la recherche ?

La Banque de France a pris l’initiative de créer le NGFS, pour Network for Greening the Financial System. Ce réseau est un forum reposant sur le volontariat et le consensus et dont l’objectif est de partager les meilleures pratiques, de contribuer au développement de la gestion des risques liés au climat et à l’environnement dans le secteur financier, et de mobiliser la finance classique afin de soutenir la transition vers une économie durable.

La finance verte, c’est en grande partie un sujet de données et d’exploitation de ces données. Elles sont un peu partout et il faut savoir les capter. A la Banque de France et dans le cadre du NGFS, nous cherchons à évaluer les risques climatiques pour le système financier, et disposer de données climatiques a désormais une importance capitale. L’IA servira à les analyser et le Lab a pour vocation d’accompagner ces projets.

Nous avons également proposé, dans le cadre du Hub d’Innovation de la Banque des Règlements Internationaux, une expérimentation pour analyser les données publiées par les entreprises pour mesurer leurs risques climatiques.

Pouvez-vous nous expliquer simplement ce qu’est une monnaie numérique et quels sont les enjeux de ce grand projet européen ?

La monnaie numérique est en effet encore au stade expérimental. Elle serait une forme de monnaie émise et garantie par une banque centrale, acceptée par tous et dont la valeur serait stable — ce qui n’est pas le cas des cryptoactifs, y compris les stablecoins.

Les premiers tests ont concerné la MNBC interbancaire avec neuf expérimentations. L’utilisation de la technologie blockchain permettrait de procéder à des transactions plus rapides, moins chères et plus sécurisées.

Le Gouverneur a annoncé en juillet la deuxième phase de notre programme d’expérimentations avec quatre ou cinq expérimentations supplémentaires débutant ce semestre. Nous voulons nous rapprocher d’un prototype viable et le tester dans la pratique avec davantage d’acteurs privés et de banques centrales étrangères d’ici fin 2022 et en 2023.

Ces travaux montrent clairement que nous nous tenons prêts à apporter la monnaie de banque centrale comme actif de règlement dès 2023, avec la mise en œuvre du régime pilote européen. Ce régime pilote offrira un cadre réglementaire pour soutenir la tendance à la tokenisation des actifs financiers…

En parallèle, et en ligne avec les nouvelles pratiques de paiement, des réflexions sont conduites sur la MNBC dite de détail destinée au grand public. Cette MNBC pourrait être utilisée comme billet numérique, par exemple stockée sur un téléphone.

Pour terminer, avez-vous une actualité de rentrée que vous souhaiteriez communiquer aux adhérents Cap Digital (appel à projets, événement, annonce etc.) ?

Je souhaiterais partager une triple actualité pour le Lab : à la fois la poursuite de notre appel à contributions sur l’identité numérique ; le lancement d’ici quelques semaines d’une plateforme de collaboration avec l’écosystème pour nos appels à projets et expérimentations, et enfin, notre participation au grand évènement international qu’est le Singapore Fintech Festival en novembre !

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